Préludes

« Ces choses ne sont pas des rêves. »



1

Sous un ciel sombre et rouge, un jeune homme, avec un mystère délicat sur son visage, arrive comme un revenant au milieu de mon grand jardin ; il vient me dire « Salut » d’une voix tranquille et c’est tout, et je me dis en silence : « Pas bavard ! », comme Stel, le héros fictif de Mœbius, quand Stel rencontre un homme qui ne parle pas. J’attends quelque chose d’autre, mais le jeune homme ne me dit rien de plus. Son visage ressemble à une pierre, mais son mystère délicat reste là, sur la pierre, comme un bijou diaphane. Je veux le prendre, mais qu’est donc ce bijou ? Une tromperie ? Un piège ? Ce jeune homme est-il un revenant ou bien suis-je un rêveur ?

Après un long moment, je lui dis « Salut », et comme une clé magique pour une porte onirique, le mot renforce son visage. Ses yeux semblent être un miroir curieux, un miroir des défauts du monde et des sentiments multicolores, tous empêtrés dans une toile céleste. Il ne bouge pas, il ne sourit pas. Il me regarde avec son regard hypnotique, et nous sommes deux hommes en transe ensemble, dans le jardin d’une vie d’un autre monde, avec soudainement entre nous une puissance et une nudité, telle une fraternité spirituelle ou la confiance entre deux amants : une belle unité.

Une brume se lève. Un arôme de menthe et de quelque chose d’autre, étrangement masculin, parfume l’air. Silencieuses, deux étoiles glissent d’un bout à l’autre du ciel qui est encore sombre mais n’est plus rouge. Je veux l’enchaîner dans mes bras, son essence m’envahit, mon envie pour lui se transforme dans une vision de nos deux corps devenant un seul corps, et je cherche encore ses yeux pour découvrir une trace de sa vie ou de ses habitudes, pour sentir encore sa puissance éthérée. Ses yeux lumineux flottent en face de moi, mais son visage et son corps se désintègrent, et puis, ses yeux disparaissent comme les deux étoiles ; il est une trace de fumée au milieu de la brume.


2

Le professeur, une femme, a un visage changeant d'humeur, pas très vieux mais pas jeune, sévère. Elle parle des multiples dimensions de l’espace et du temps et des réalités alternatives. Ce n’est pas une grande classe, peut-être dix-huit ou vingt étudiants, tous des hommes, tous adultes mais jeunes ou peut-être jeunes, sauf moi, un peu plus vieux. Tous les autres étudiants portent des uniformes bleus clairs, comme des officiers militaires, que je n’ai jamais vus jusqu’à maintenant. Mes vêtements sont ordinaires. Devant la fenêtre, un cheval, blanc et ailé, attend son maître avec docilité sous le ciel azur.

Le professeur parle d’un système philosophique et scientifique mais je ne peux pas l’écouter parce qu’il y a un homme, pas trop jeune, avec des cheveux courts, blonds et bruns, et bien qu’il ne ressemble pas au jeune homme du jardin et de la brume, ses yeux me disent qu’il est le même animal, le même revenant dans un autre corps, un peu plus trapu.

« Effectuez une méditation sur... » le professeur nous dit, et elle nous donne des sujets cosmiques et compliqués, quelque chose sur deux ou trois réalités qui existent en même temps, mais je ne peux contempler autre chose que l’homme qui me donne doucement un coup d’œil, et puis un autre, plus lentement, curieux, sérieux, chaque fois comme le plus léger toucher d’une main sur mon dos.

Sans avertissement, le professeur me crie : « Vous ! Vous ne pensez pas à l’exercice ! » Je ne peux pas dire un seul mot, parce que c’est vrai, et je suis paralysé par la peur. Elle se tourne vers les autres étudiants. « Vous ! Et vous ! Expulsez cet imbécile ! »

Deux jeunes hommes musclés bondissent sur leurs pieds et saisissent mes bras. Bien qu’elle soit une sorcière, un monstre, je vois comme un éclair dans son visage, un visage différent, la prisonnière d’une vie impossible, mais je ne peux pas penser à ça, avec mes bras tordus, ma respiration devenue un halètement. Les deux hommes m’expulsent et ici il y a un espace noir.

Ensuite, je suis seul, désorienté, entre des murs insurmontables de haies hautes et ordonnées : un labyrinthe vert. Je marche en cercles, sans penser, et ne regarde pas les moineaux (il y en a seulement deux ou trois), ni les fleurs (pas beaucoup, en tout cas), ni le ciel couvert. L’atmosphère est lourde. Je continue lentement, sans conscience du temps ni de moi-même, sur les chemins interminables. Les sombres nuages gris glissent dans le gris clair, un vent me frôle. Maintenant les murs sont moins ordonnés, un peu sauvages et envahis par une autre végétation. J’ai failli tomber sur le sol inégal. Enfin, je tourne au coin et il y a une impasse, mais ce n’est pas désert : voici l’étudiant blond et brun et un peu trapu, assis sur un banc en bois, penché en avant. Il me regarde avec les mêmes yeux, la bouche un peu ouverte, sa respiration douce et hésitante. Nous nous dévisageons l’un l’autre, et ses souffles sont les miens.

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© Robert Pranzatelli, 2013. Tous droits réservés. Publié dans le Folio Club (numéro six).
















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